Tout ceci s’est passé le 11 ou le 12 août 1944, lorsque, âgé de 21 ans et chef d’une quadruple batterie antiaérienne, j’avais pris position avec une unité motorisée dans la ville d’Argentan avant l’encerclement.
Le lendemain, je reçus la mission ingrate de patrouiller dans les rues d’Argentan avec un camarade placé sous mes ordres afin de découvrir si éventuellement des habitants qui, à l’encontre des ordres de la Kommandantur, n’auraient pas quitté la ville. L’armée redoutait des actes de sabotage ou l’intervention de résistants français.
Tout semblait sinistre. Mon attention fut vive lorsque, soudain, mon camarade me montra une porte d’entrée à moitié ouverte. Il croyait avoir découvert une tête aux cheveux gris qui se serait retirée aussi vite qu’une traînée de poudre. Je mis aussitôt ma mitraillette en position de tir et mon camarade arma aussi son fusil en tremblant légèrement. Nous nous glissâmes le long du mur de la maison jusqu’à ce que nous nous trouvions en position de tir. “Sortez ! ou bien nous tirons.” hurlai-je dans mon français pas très parfait, dans l’entrée obscure de la maison.
De fait une porte s’entrouvrit de façon hésitante. Un homme maigre, de taille moyenne se tourna vers nous et, se tordant les mains, m’expliqua qu’il ne pouvait quitter la ville. Il me montra un petit groupe de femmes se tenant derrière lui que j’estimai être toutes âgées de plus de 60 ans. Il me parut clair qu’aucun danger ne nous menaçait de la part de ces gens mais ils n’avaient pas suivi l’ordre d’évacuation de la ville et étaient passibles de la peine de mort. Que devais-je faire ?
C’est avec incertitude que je regardais encore une fois des personnes l’une après l’autre. L’homme qui m’avait parlé était un prtre catholique et, quant aux vieilles femmes, il s’agissait, si j’avais bien compris, de pensionnaires d’une maison de retraite. Une section sévère contre ce groupe me paraissait de plus en plus impensable.
J’ai expliqué à ces gens de se cacher le mieux possible et de ne faire en aucun cas un seul pas en dehors de la maison aussi longtemps qu’on se battait autour de la ville.
Vraisemblablement personne de ce groupe effrayé n’avait compté sur mon indulgence. Une femme s’enhardit à faire glisser sa main de manière tremblante sur mes épaules tandis qu’elle et les autres femmes m’adressaient avec volubilité des mots de remerciement. Le peu de français que j’avais appris l’année précédente me suffisait pour comprendre le prêtre. Il me disait que dans les jours prochains j’aurais, dans une certaine mesure, besoin de l’aide de Dieu et qu’ils voulaient prier pour moi et mes camarades. Comme en cadence, les femmes approuvaient en hochant la tête les paroles du prêtre. Dans ma famille j’avais été élevé dans une foi catholique profonde. Dans les mois difficiles qui venaient de s’écouler, j’avais beaucoup prié d’autant plus que dans ma détresse fréquente, j’avais supplié ma défunte mère d’intercéder pour moi auprès de Dieu.
Je ne sais pas comment c’est venu mais j’ai soudain demandé au prêtre français de nous donner sa bénédiction que je reçus en m’agenouillant devant lui, surpris tout autant que les femmes. “Nous prions pour vous, c’est vrai, nous prions pour vous.” J’entendis ces paroles retentir à mes oreilles lorsque, perdu dans mes pensées, j’étais à nouveau depuis longtemps à continuer ma patrouille. Après cet événement, deux ou trois jours se sont écoulés lorsque je reçus l’ordre de me rendre avec mon équipe et le véhicule d’affût à la sortie de la ville en direction de Trun. Au lieu de continuer de défendre Argentan, nous devions essayer par la voie la plus rapide d’échapper à l’encerclement qui nous menaçait. En l’espace d’une demi-heure, tout le régiment de 16 canons automoteurs s’était rassemblé à la sortie nord-ouest d’Argentan. Ce qui s’est passé dans les heures suivantes devait devenir pour moi l’événement le plus angoissant et à la fois le plus merveilleux de ma vie.
Voici ce qui s’est passé : dès le début de notre fuite, nous fûmes couverts par un violent tir d’artillerie. L’ennemi était sans pitié. Avec mon équipe, je cherchais désespérément des abris possibles. Sur le terrain, à gauche et à droite, il y avait un champ de blé en friche détruit par d’énormes cratères de bombes. Sans réfléchir je sautai dans ces énormes cratères. Quatre ou cinq de mes camarades s’y précipitèrent avec moi. On aurait pu dire que de vaste champ était labouré par une quantité d’obus.
Je commençai à prier ardemment. Tous mes camarades sans exception, quelle que soit leur religion, se joignirent à la prière avec la même intensité dans la voix.
Il se produisit comme un miracle : au bord du trou de bombe en forme de cercle, les obus explosaient mais le trou était couvert par une main géante protectrice et n’était pas touché.
L’attaque de l’artillerie ennemie avait causé beaucoup de victimes dans notre régiment. Seuls quelques-uns de nos véhicules et canons étaient encore en état de marche et c’est avec ceux qui restaient que nous avons pris la direction de Trun.
Pour rester le plus possible à l’abri des avions de reconnaissance alliés, nous choisîmes le chemin de la forêt de Gouffern. Là, je ressentis en peu de temps, au moment du plus grand danger, que ma vie était sous une protection particulière. Nos ennemis avaient découvert la direction de notre marche et commencèrent à nous mitrailler dans un espace assez restreint. A peine un mètre carré restait épargné par les obus qui explosaient constamment.
Avec quelques camarades je me glissais vite sous l’affût du canon le plus proche qui d’ailleurs ne nous offrait que peu d’espace libre pour nous mettre dessous à cause de sa faible surface d’appui ; je fus un des derniers à y trouver place et pour cette raison je ne pus me fourrer qu’au bord extérieur. Un autre camarade arriva en courant et se serra contre moi sous l’affût avec une immense angoisse ; ainsi tassés nous manquions d’air.
Le tir d’artillerie avait à peine cessé que nous efforcions de nous dégager de cette position couchée très désagréable. J’avais certaines difficultés car le camarade qui s’était efforcé de se glisser sous l’affût était resté par terre, immobile et couvert de sang.
Lorsqu’avec une extrême précaution j’essayai de me dégager, je vis avec frayeur qu’il était mort, déchiqueté par des éclats d’obus et défiguré au point d’être méconnaissable.
Je remarquai que moi aussi j’étais couvert de sang de la tête aux pieds. De légères douleurs au genou gauche et au visage me firent comprendre que j’étais également blessé. D’après ce que je ressentais, cela ne pouvait être grave car les premières tentatives de mouvement réussirent sans trop d’effort. Il est certain que j’avais été protégé des éclats par le camarade couché contre moi.
Notre petite unité de combat a été presque entièrement exterminée après ce lourd feu d’artillerie. Les quelques survivants essayèrent alors de leur propre initiative de se sauver vers le nord ; moi-même, avec mon genou qui s’était infecté, je suivais en boitant mes camarades qui fuyaient et j’atteignis par chance, au bout de quelques kilomètres, un petit village qui, je l’ai lu sur la pancarte, s’appelait Tournai-sur-Dives.
Devant la petite église s’étaient rassemblés environ une douzaine ou plus de soldats allemands qui vraisemblablement ne parvenaient pas à se décider sur la direction à prendre pour poursuivre leur fuite. Dans un bâtiment annexe de l’église, on avait déjà aménagé un hôpital provisoire dans lequel un infirmier allemand me conduisit rapidement. “Encore un blessé grave” fut son simple commentaire lorsqu’il m’eût examiné de plus près.
En fait, j’étais dans un état pitoyable. J’avais déchiré la jambe gauche de mon pantalon au-dessus du genou enflammé et purulent. Mon uniforme couvert de sang formait une croûte, je ne m’étais pas rasé depuis plusieurs jours, les éclats au visage et les éclats d’obus couronnaient la misérable impression d’ensemble.
L’infirmier me prit immédiatement en traitement spécial et s’affaira avec une pincette, à ôter de mon genou et de mon visage les éclats l’un après l’autre.
Le prêtre français de la localité fit preuve d’une activité remarquable. Je le voyais courir d’un endroit à l’autre pour proposer son aide. Finalement il s’arrêta au milieu d’un groupe d’officiers allemands auxquels il essayait de faire comprendre de décider de mettre un terme à cette conduite de guerre et de hisser le drapeau blanc en signe de capitulation.
Apparemment il ne parvint pas à se faire comprendre car je vis qu’il partit excédé pour revenir avec un drap blanc à la main. Comme on se serait attardé à des discussions inutiles, ce fut carrément lui qui, avec une habilité étonnante, grimpa en haut du clocher et accrocha le drapeau blanc sur la flèche où il commença à flotter comme lors d’un jour anniversaire traditionnel, saisi par un vent frais et solennel.
Le courageux prêtre français fit encore quelque chose de remarquable pour nous autres allemands en ce jour si amer. Il nous apportait du réconfort, parlait en rassurant les uns et les autres et notait avec soin les adresses des soldats allemands auxquels il promit de prévenir par écrit leurs familles.
Parmi les blessés allemands, je fus l’un des premiers à être emmené en captivité dans une jeep canadienne vers le front ennemi. Ce voyage dans la jeep semblait faire partie de la désolation de ce jour. Il nous conduisit par des pâturages vert-foncé sur lesquels se trouvaient, au milieu d’une multitude de soldats morts ou gravement blessés, des bovins blessés qui, avec leurs yeux écarquillés, cherchaient du secours en beuglant.
Finalement nous sommes passés à côté d’une voiture de la Croix Rouge allemande fortement endommagée dans laquelle nous vîmes par les portes ouvertes, des blessés gémissant comme des bannis dans un cachot abandonné.
Ce n’est qu’en arrivant dans un hôpital de campagne anglais que je trouvais à nouveau le repos après ces jours terriblement dramatiques pour moi. Je pris conscience que j’avais été sous la protection du Très-Haut.
Instinctivement mes pensées retournèrent à Argentan où j’avais reçu la bénédiction d’un prêtre français dans l’obscurité de l’entrée d’une maison et les prières adressées pour moi par le groupe de femmes françaises reconnaissantes envers le Ciel car je les avais épargnées.