Source : « Clandestinité » par André Mazeline, pages 159 à 167.
La cité-martyre d’Argentan a des droits. Elle les a chèrement acquis en juin et en août 1944, au moment du Débarquement allié et dans les jours de sa libération. Pour que des choses s’accomplissent, il a fallu qu’elle soit presque entièrement broyée sous un déluge de fer et de feu, mutilée dans ses pierres et meurtrie dans sa chair.
Une autre raison, sans doute moins connue mais fort valable également, confirmerait ces droits si besoin était : Argentan fut le cœur et le cerveau de la Résistance ornaise. Sa position géographique, au carrefour des grandes voies traversières du département devait l’amener fatalement à jouer ce rôle. De plus, des conditions démographiques favorables facilitèrent un excellent recrutement de chefs et de troupes.
Robert Aubin, un presque argentanais, puisque la bourgade de Fontenay-sur-Orne, dont il est maire, n’est qu’à quelques kilomètres de notre ville, fonda dans l’Orne, avec son ami Édouard Paysant de Sées, un organisme de résistance qui devait par la suite, en mars 1943, se dédoubler pour constituer le BOA (Bureau des opérations aériennes) et l’OCM (Organisation civile et militaire). Ces deux groupements clandestins allaient devenir les deux plus importantes organisations ornaises, au point de vue numérique, et prendre une part très active à l’exécution des multiples missions dévolues à la Résistance. Les vastes plaines découvertes entourant Argentan offraient des terrains propices aux opérations de parachutages d’armes. Mais ces avantages d’ordre topographique étaient largement contrebalancés par l’inconvénient qui constituaient la densité des troupes allemandes et l’active surveillance exercée.
Néanmoins, quelques Argentanais eurent la joie et la fierté d’être de l’équipe qui reçut, sur un terrain situé au sud de la grand’route Argentan-Ecouché, le premier envoi parachuté dans l’Orne, en mars 1943. Robert Aubin, qui avait pu découvrir en 1942 les filières lui permettant de jeter les bases de deux grands mouvements, s’attacha plus particulièrement à l’organisation et au recrutement de l’OCM et de son réseaux « Centure » jusqu’à son arrestation qui eut lieu en novembre 1943.
Mais revenons à Argentan même. De bonne heure, un SR y fonctionna. Cette ville constituait en effet un excellent centre d’observation, du fait des incessants passages de troupes diverses et de convois de matériel. Beaucoup d’Argentanais collaborèrent, directement ou indirectement, à la fourniture de ces renseignements que collectaient le docteur Couinaud et le carrossier Montebran. Le monde des cheminots ne devait pas rester sourd à l’appel de la Résistance. Le dépôt de la SNCF comptait des éléments jeunes, dynamiques, impatients d’action qui, au cours de l’année 1943, s’organisèrent en groupes FTP, sous les ordres de Jean Soubabère. Un journaliste local, Albert Giroux se joignit à eux et leur apporta une aide précieuse en mettant ses presses à leur disposition pour la fabrication de tracts et de faux papiers d’identité. L’ancienne imprimerie du journal Les Trois Cantons était le siège des réunions secrètes du « triangle » départemental FTP, dont Soubabère et Giroux constituaient deux des « sommets ». Plus tard, vers la fin de l’année 1943, s’y produisirent les premiers contacts entre l’AS et les FTP. Là se débitèrent des milliers de fausses cartes d’identité. Dans son arrière-boutique, Giroux camouflait de volumineux paquets de journaux clandestins en voie de diffusion. Mais les FTP, condamnant la politique « d’attente du jour J » qui ne présentait que de douteux avantages, entrèrent très vite dans une phase d’action. Au PC clandestin de l’atelier des Trois Cantons, s’élaborèrent les plans de ces actions qui, bien que menées avec des moyens extrêmement limités, et dans des conditions fort périlleuses, devaient porter des coups très rudes à l’occupant. De là partirent les ordres de déraillement, de sabotage du matériel et du réseau électrique, de châtiments de traîtres…
Au dépôt des machines, la consigne d’entraver de toutes les façons possibles la bonne marche des services de la SNCF, fut minutieusement exécutée par des équipes de cheminots. Des sabotages divers et presque quotidiens se produisirent malgré l’active surveillance des employés allemands qui ne parvinrent jamais à s’expliquer les disparitions d’outils, de régule, de lubrifiants, les malfaçons dans le travail, les retards dans les manœuvres. Parmi les plus beaux coups, citons le sabotage par explosif de 5 locomotives sous le dépôt, aux environs du 1er janvier 1944, besogne préparée par les ouvriers des ateliers et exécutée par une équipe de Flers, et la destruction au plastic de la pompe à eau alimentant le dépôt en mai 1944.
De même, la réquisition effectuée pour l’entretien des troupes FTP au bureau de poste de la gare, pendant une nuit de la fin de l’hiver 1943, ne manquait pas non plus d’envergure dans sa conception ni d’audace dans son heureuse exécution.
De son côté, l’OCM que dirigeait Etienne Panthou, grandissait dans un climat favorable. Si cet organisme n’a pas eu à exécuter de missions de sabotage, à l’instar des FTP, certains de ses groupes, à Argentan même, déployèrent une intense activité dans le transport et le camouflage des armes parachutées. C’est ainsi que la petite Peugeot « 202 » d’Henri Bronne, le contrôleur des Contributions directes, effectua à maintes reprises d’audacieux voyages avec un insolite chargement de mitraillettes, de grandes et d’explosifs.
En juillet 1943, le docteur de Maulmont est appelé à prodiguer ses soins aux aviateurs américains blessés, tombés à Belfonds et camouflés en forêt de Silly par les soins de Roussel, d’Aunou-le-Faucon et du garde Maury. L’action courageuse de plusieurs gendarmes de la brigade, en particulier Dupont et Ciroux, racheta heureusement l’attitude et les méfaits du capitaine Laplanche qui dut, par la suite, chercher dans l’exil le moyen d’échapper à un juste châtiment.
Mais Argentan devint véritablement le chef-lieu de la Résistance ornaise en avril 1944, lorsque le général Allard, connu à l’époque sous le nom d’Arthur, décida de s’y établir, à cause des facilités de liaisons. Mme Rycroft accepta de l’héberger, tandis que le chef départemental AS, Daniel Desmeulles, traqué par la Gestapo, s’était réfugié chez Albert Barrière. Argentan reçut de mystérieux visiteurs : agents de liaison, délégués militaires, responsables de mouvements… qui se dirigeaient invariablement vers les rues des Vieilles Halles, Papegaux et Ferdinand Buisson pour des rendez-vous secrets chez le principal du collège, M.Dugué, ou aux maisons Barrière et Boucher. En particulier, c’est chez Barrière, chef du 3e bureau de l’EM subdivisionnaire que s’élabore le plan de destruction rationnelle des lignes de courant-force qui alimentaient la centrale électrique de Rai-Aube et des lignes de redistribution sur le Calvados et la Seine-Inférieure. L’exécution de cette opération priva d’énergie électrique, à partir du 15 mai, les installations côtières allemandes, tout en évitant le bombardement de l’usine par l’aviation alliée.
Mais la Gestapo veillait. Jardin, de sinistre mémoire, n’avait pas été sans obtenir certains renseignements. Le 17 mai est un jour néfaste dans les annales de la Résistance d’Argentan. Un coup de filet magistral décapita la Résistance argentanaise. Le général Allard parvint à s’échapper de justesse. Mais derrière lui, ce fut une hécatombe. Mme Rycroft et ses deux fils, Albert Barrière, Dugué, M.Vimal du Bouchet qui devait prendre la direction des opérations militaires au Débarquement, Héraut et Moreau, de l’EM régional, les docteurs Couinaud et Fillon, sont arrêtés. Les chefs de groupes de Goldstein et Bronne et le commissaire de police ne durent leur salut qu’au fait de quitter en toute hâte le département. Cette action brutale n’allait pas pour autant neutraliser les forces de combat de la Résistance argentanaise. Au jour du Débarquement, une soixantaine d’hommes de la ville rejoignirent à la carrière de Francheville des éléments de Boucé, de la Perdrière, de Fleuré, de Vrigny que Panthou avait rassemblés.
L’écrasement d’Argentan sous les bombes, et d’autre part le manque d’armement, obligèrent Panthou à renvoyer une grande partie de ses effectifs et à ne garder que es éléments jeunes, dégagés de toute obligation familiale. Il devait poursuivre avec un beau courage les opérations de guérilla et de harcèlement des troupes ennemies jusqu’au 28 juin, autre date funeste pour la Résistance, puisque ce jour-là, neuf de ses compagnons et lui-même allaient trouver une mort atroce sous les balles des forces de répression ennemies. Quelques jours auparavant, la mort de Roussel, tué le 8 juin à Aunou, et l’arrestation de Louvrier à Silly-en-Gouffern, le 20 juin, désorganisaient les troupes du secteur-ouest d’Argentan.
Les FTP avaient eux aussi pris le maquis dès le Débarquement. Leur groupe, composé d’une trentaine d’hommes en plusieurs détachements, opéra dans la région de Trun, Vimoutiers, Coudehard, Saint-Gervais-des-Sablons, puis Vrigny. Ils tuèrent, au cours d’une embuscade, un général SS et 3 officiers supérieurs, détruisirent, soit par explosif, soit par attaque au FM et à la grenade, une dizaine de camions et trois voitures légères.
Fin juillet, ils rejoignirent le maquis du Bois l’Évêque en fôret d’Ecouves et prirent une part active à ses expéditions. C’est au cours de l’une d’elles que Giroux trouva une fin tragique à Tanville, dans la nuit du 10 au 11 août.
A la Libération, le maquis du Bois l’Évêque, grossi d’éléments locaux et d’un autre groupe AS d’Argentan, apporta une aide appréciée à un groupement tactique de la 2e DB française pendant la bataille d’Ecouché, du 12 au 16 aout. Le capitaine Dronne délivra à cette compagnie FFI improvisée l’élogieuse attestation suivante :
« Le capitaine Dronne Raymond, commandant la 9e compagnie du 3e RMT certifie que les FFI de l’Orne lui ont apporté une aide précieuse, du 12 au 16 août 1944, dans la marche en avant vers Ecouché et dans la défense de cette ville, qu’elles ont assuré de nombreuses patrouilles et de nombreuses missions de jour et de nuit, qu’elles ont en particulier exécuté un coup de main dans l’après-midi du 14 qui a permis de ramener 129 prisonniers allemands, de capturer un important matériel (armes et véhicules) et de délivrer 8 Américains dont 7 blessés.
PC, le 17 août 1944 à 9h30, Dronne. »
Quand le colonel de Pelet, à son arrivée à Courtomer, le 12 août 1944, se fit remettre le commandement du secteur, il trouva, pour organiser la défense de la localité, un groupe AS de jeunes Argentanais luttant aux côtés des résistants locaux. Ce groupe prit une part brillante aux opérations. Mais trois de ses plus vaillants soldats : Pierre Jacquot, André Vimal du Bouchet et Jean Fillâtre devaient tomber au cours d’une patrouille, le 17 août 1944, aux environs de Moulins-la-Marche.
La ville d’Argentan a bien mérité de la Résistance de l’Orne. Elle a fourni des chefs intrépides et des troupes de valeur. Elle a eu également ses martyrs dont la douloureuse épopée reste toujours vivante au cœur de ceux qui les ont connus et aimés. A ceux qui sont tombés au combat, il convient d’ajouter les Barrière, les Dugué, les Vimal du Bouchet, les Desgranges… qui trouvèrent sur la terre d’exil une fin épouvantable après un atroce calvaire. Il est, je crois, dans les intentions de plusieurs chefs résistants de l’orne de proposer Argentan comme lieu d’érection du futur monument à la gloire des patriotes du département fusillés, tués à l’ennemi ou morts en déportation. L’endroit ne saurait être mieux choisi.
André Mazeline
Note d’Henri Bronne :
Après la fusion des différentes organisations de résistance : OCM, ORA, Libération-Vengeance, Les Ardents !… etc. en une organisation unique dite AS (Armée Secrète), le territoire fut divisé en régions et subdivisions militaires analogues aux divisions de 1939. Argentan faisait partie de la région M dont le siège était à Rennes et de la subdivision M3 du Mans. Une subdivision M4 venait d’être créée à Argentan, ayant à sa tête le général Allard et son état-major, lors des arrestations d’avril et mai 1944, mais ne put fonctionner par suite de la dispersion des chefs. L’organisation générale avait pour base le département, avec à sa tête un chef départemental, des chefs d’arrondissement, des chefs cantonaux, des chefs de groupes, chaque chef relevant directement de l’échelon supérieur et ne connaissant que lui.
Après l’arrestation de Gérard Desmeulles, André Mazeline, désigné comme chef départemental et sous le pseudonyme de Marsouin, regroupa les forces désorientées à la suite de l’action de la Gestapo. Seuls, les FTPF avaient conservé leur autonomie sous la direction de trois commissaires : « Effectifs », « Technique », «Matériel », mais la fusion et l’unité de commandement étaient réalisées à la tête. Ils se joignirent en juin 1944 aux forces commandées par Marsouin. Les BOA et le SR avaient une organisation différente mais travaillaient en liaison directe avec l’AS et les centres de la région M.
Henri Bronne